Une absence de méchant ; une quête exclusivement intime et intérieure à la famille, La Reine des Neiges 2 se distingue du précédent film par un schéma assez peu classique dans un long-métrage de Disney. Quoiqu’elles déclenchaient aussi l’aventure et le départ du château dans le premier opus, les interrogations intérieures d’Elsa démarrent plus tôt et forment la principale intrigue. Elsa et son équipe traversent des décors irréels dans lesquels l’abstraction visuelle et narrative est assumée. Mémoire de l’eau, présence des quatre éléments dont la représentation n’est pas systématiquement figurative, la volonté d’abstraction est une prise de risque salutaire dans un film à si grande puissance et nécessairement calibré.
Cet écart entre le film de 2013 et 2019 peut s’expliquer par une tendance croissante de l’abstraction dans le cinéma d’animation américain et en particulier chez Pixar. S’il appartient au groupe Disney, le studio Pixar n’a jamais cessé d’évoluer en toute indépendance en créant des films ambitieux, novateurs et complexes. Les récits d’aventures sont souvent des représentations de voyages mentaux. Celui de Monsieur Fréderiksen, dans les chutes du Paradis de Là-Haut (Pete Docter et Bob Peterson, 2009) est un voyage dans la frustration des rêves inaccomplis. Monstres & Compagnie (Pete Docter et David Silverman, 2001) ouvre la porte des rêves et des peurs inconscientes. Quant au voyage de Miguel, il est une déambulation dans la mémoire en friche de Coco (L. Unkrich et Adrian Molina, 2017). Plus explicite, l’aventure qui se déroule dans le cerveau de la jeune Riley dans Vice-Versa (Peter Docter, 2015) est un voyage intérieur, menant parfois à des zones d’abstractions comme celles où naissent les concepts. Pixar est un laboratoire d’expérimentation de luxe. Le succès de ces films encourage le studio Disney à évoluer et prendre davantage de risques en proposant des récits moins manichéens et plus ambitieux. La Reine des Neiges en est l’exemple le plus récent.
Toutefois, la machinerie Disney ne permet pas un accomplissement total, tant est si bien que le film montre autant son audace que ses compromis. Les tentatives d’abstractions et les prises de risques salutaires sont systématiquement atténuées ou déjouées. Les quatre éléments en sont un parfait exemple. D’un côté, l’esprit de l’air est représenté par un tourbillon : pas de personnification, simplement l’idée d’invisibilité traduite par un mouvement de feuilles. A côté de cette représentation abstraite, les autres sont plus convenues : l’esprit du feu est personnifié par une mignonne salamandre, l’eau par un cheval aquatique. L’esprit de la terre par des créatures géantes, qui proviennent de la mythologie mais qui ont surtout marqué récemment l’imaginaire pop par leur présence dans le film le Hobbit : un voyage inattendue (Peter Jackson, 2012), dans le jeu vidéo Fortnite (Epic Games, 2017)…
La mémoire de l’eau, fabuleuse idée narrative, n’est que sous-exploitée : l’eau n’a finalement de souvenirs que ceux de la famille d’Elsa. Faire le tri ; à savoir mélanger les époques et les souvenirs d’inconnus auraient pu donner une péripétie trépidante et innovante. Malheureusement, rien n’existe en dehors de ce monde clôt sur lui-même et les souvenirs se dévoilent aussi facilement que la carte menant à Arendelle trouvée dans le premier tiroir ouvert…
Le château d’Arendelle, comme tous les châteaux dans les films de Disney, demeure une représentation du logo du studio. Dans le film, un bref plan sur un drapeau rejoue explicitement celui que l’on aperçoit à chaque début de film produit par la firme. Lorsque le barrage saute, l’eau menace de détruire le château. Disney aurait donc l’audace de montrer le spectacle de sa propre destruction, après l’avoir seulement gelé dans le premier opus. L’idée n’est que suggérée puisque la magie d’Elsa vient sauver le château. Tout reste en l’état, Arendelle n’a fait qu’apercevoir sa destruction, de loin, en même temps que La Reine des Neiges 2 n’a fait qu’ouvrir la brèche d’une audace qui avance comme l’immense vague se rapprochant du château avant d’être repoussée. La magie est ici au service de la conservation.
Olaf est en plein changement. De nouvelles sensations naissent en lui. Le bonhomme de neige, qui a pris vie pour distraire les sœurs, évolue. Serait-il devenu inutile à l’heure où Kristoff attend de demander la main d’Anna ? Sa disparition en un tas de neige n’est pas sans rappeler celle de Bing-Bong, l’ami imaginaire de Riley, dans Vice-Versa, qui tombe dans l’oubli, lorsque la jeune fille grandit ou les jouets de Toy Story délaissés par Andy… Là où Pixar prend le risque de sacrifier les partenaires de l’enfance; Disney les ressuscite. Olaf reprend sa vie et sa forme avant de proclamer aimer les histoires qui se terminent bien. Il y a dans cette renaissance tout l’écart entre Disney et Pixar. Chez Disney, les amis d’enfance ne disparaissent pas; on en fait commerce. La stratégie globale de la firme est basée sur l’entretien de la nostalgie de l’enfance. Les anciens enfants, biberonnés aux dessins-animés, doivent garder une proximité avec les princesses, les héros et leurs chansons. Voilà pourquoi, il est impensable de tuer Olaf. Les personnages doivent continuer à vivre dans la mémoire collective et sont prêts à refaire surface à chaque ressortie, remake, reboot, réorchestration des chansons ou suite. Ils sont condamnés à être d’éternelles peluches. Anna, mariée, garde son doudou !
Alexandre LELOUP